38.
Damon s’était agenouillé derrière une grosse branche cassée. Stefan prit une fille sous chaque bras et, d’un bond, rejoignit son frère.
Elena observa l’énorme tronc d’arbre qui leur faisait face. Et encore, « énorme », le mot était faible. Cela dépassait tout ce qu’elle avait imaginé Et pour case : à eux quatre, ils n’auraient même pas pu en faire le tour en se tenant les mains. Dire que, depuis le début, elle s’imaginait errer pendant des heures dans une forêt d’arbres aussi grands que des gratte-ciel où, à n’importe quel « étage » et sans aucune certitude, était peut-être cachée la plus grosse sphère d’étoiles du monde.
En fin de compte, il ne s’agissait que d’un chêne centenaire dressé au centre d’une sorte de cercle magique, dont le tronc mesurait une vingtaine de mètres de diamètre et sur les branches duquel aucune feuille morte ne s’était aventurée. Son écorce était un peu plus pâle que le terreau qu’ils avaient foulé depuis le début et scintillait même par endroits. Dans l’ensemble, Elena fut soulagée.
Sans compter que la sphère d’étoiles était pour ainsi dire à portée de main. Elena avait redouté, entre autres choses, qu’elle ne soit perchée trop haut et inaccessible, qu’elle ne soit prisonnière d’un enchevêtrement de racines ou de branches, et qu’aujourd’hui, après des centaines, voire des milliers d’années, elle ne soit impossible à extraire. Mais non, il n’en était rien. La plus grosse sphère d’étoiles du monde était là, de la taille d’un gros ballon de plage, nichée en toute liberté dans la première fourche de l’Arbre.
Elena se mit à réfléchir à toute vitesse. Ils avaient réussi, ils avaient trouvé la fameuse sphère. Bien. Maintenant, combien de temps leur faudrait-il pour retourner auprès de Sage ? Machinalement, elle jeta un coup d’œil à sa boussole. Surprise, elle vit que l’aiguille pointait à présent vers le sud-ouest, autrement dit en direction du Corps de Garde. Précaution typique de Sage. Si ça se trouve, ils n’auraient pas à repasser toutes les épreuves sur le chemin du retour et, une fois là-bas, ils pourraient utiliser leur passe magique pour rentrer à Fell’s Church. Ensuite… Eh bien, ils confieraient la sphère à Mme Flowers, elle saurait sûrement quoi faire.
Au pire, il suffirait peut-être qu’ils fassent du chantage à cette mystérieuse femme, qu’ils lui proposent la sphère en échange de son départ définitif. Cela dit, est-ce qu’ils pourraient vivre avec l’idée qu’elle puisse récidiver dans d’autres villes ?
Tout en s’interrogeant, Elena déchiffrait l’expression de ses amis : émerveillement d’enfant sur le visage en forme de cœur de Bonnie ; regard observateur et minutieux de Stefan ; sourire de convoitise de Damon.
Chacun examinait à sa façon cette récompense durement gagnée.
Elena, elle, n’avait pas trop envie de s’attarder. Les choses n’allaient pas se faire toutes seules. Sous leurs regards ébahis, la sphère se mit à briller, irradiant de couleurs si vives et incandescentes qu’elle en fut à moitié aveuglée. Une main devant les yeux, elle entendit Bonnie retenir son souffle.
— Quoi ? s’étonna Stefan, se protégeant aussi les yeux.
Il allait sans dire que les siens étaient beaucoup plus sensibles à la lumière que ceux d’un humain.
— Quelqu’un est en train de s’en servir en ce moment même ! s’exclama Bonnie. Quand une sphère devient lumineuse de cette façon, c’est qu’elle émet de l’énergie. Quelqu’un qui se trouve très loin est en train d’utiliser son pouvoir.
— En clair : ça se corse dans ce qu’il reste de cette bonne vieille bourgade de Fell’s Church ! railla Damon.
L’air absorbé, il fixait les branches au-dessus de lui.
— Ne parle pas de Fell’s Church comme ça ! C’est chez nous, là-bas. Et maintenant on a enfin le moyen de sauver la ville.
Elena voyait d’ici, pour ainsi dire au sens propre, les images qui traversaient l’esprit de Bonnie : des familles se serrant dans les bras les uns des autres ; des voisins échangeant à nouveau des sourires ; la ville tout entière s’attelant à sa reconstruction.
Ainsi naissent parfois les pires tragédies. Un groupe d’individus en total désaccord mais ayant pourtant le même objectif. Le doute s’installe, les soupçons avec. Et parfois, surtout, l’incapacité à prendre le temps de discuter pour parvenir à un accord.
Stefan fit cependant cet effort, bien qu’encore aveuglé par la luminosité de la sphère.
— Pas de précipitation. Il faut réfléchir à la façon dont on va la prendre…
Bonnie se moqua gentiment.
— Mais non ! Je peux grimper là-haut aussi vite qu’un écureuil. Il suffit qu’un costaud la rattrape quand je la ferai tomber. Je sais bien que je ne pourrai pas redescendre avec, je ne suis pas folle ! Allez, les gars, on y va !
C’est ainsi que le drame se produisit. Autant de personnalités que de raisonnements et, en plus, une fille imprudente et facétieuse qui ne savait pas anticiper quand il le fallait.
Elena, qui aurait bien aimé avoir le bâton de combat de Meredith à cet instant, ne vit même pas le malheur arriver ; elle regardait Stefan qui clignait des yeux pour accommoder sa vue.
Bonnie grimpa sur le tronc avec la souplesse dont elle s’était vantée, jusqu’en haut de la branche morte. Elle leur fit même un petit salut amusé juste avant de sauter dans le cercle lumineux qui entourait l’Arbre.
Les fractions de seconde s’étirèrent ensuite à l’infini. Elena eut l’impression que ses yeux s’écarquillaient au ralenti, tout en sachant pertinemment qu’elle les ouvrait d’un seul coup. Elle vit Stefan tendre tranquillement le bras devant elle pour essayer d’agripper la jambe de Bonnie, tout en étant consciente qu’il tentait de la retenir à la vitesse de l’éclair. Elle perçut même la réaction instantanée de Damon et son habituel ton dédaigneux : Fais pas ça, petite sotte !
Toujours au ralenti, les genoux de Bonnie fléchirent sous l’impulsion tandis qu’elle se jetait dans le vide.
Mais elle n’atteignit jamais le sol. De façon inexplicable, une silhouette noire atterrit à sa place, et ce à une vitesse fulgurante comparée au ralenti du film d’horreur auquel Elena assistait. Bonnie fut aussitôt projetée en dehors du cercle lumineux, beaucoup trop vite pour qu’Elena ait le temps de suivre sa trajectoire, et un bruit lourd se fit entendre, trop furtif pour qu’elle ait le temps de l’associer à sa chute effective.
Puis, assez distinctement, elle reconnut la voix de Stefan, qui avait pris un ton funeste :
— Damon !
Une pluie de formes minces et sombres, semblables à des lances, s’abattit sur eux. Encore une image que ses yeux eurent à peine le temps d’imprimer. Quand son regard s’ajusta enfin, Elena s’aperçut qu’il s’agissait de longues branches tordues déployées à intervalles réguliers autour du tronc comme des pattes d’araignée, comme de longs harpons ayant pour fonction soit d’emprisonner un éventuel intrus, tels les barreaux d’une cellule, soit de l’immobiliser au sol sur l’étrange sable qui le tapissait.
« Immobiliser », le mot était bien choisi, songea-t-elle. Il la rassura. Son sens n’avait rien d’irrévocable, lui semblait-il. Alors qu’elle fixait les épines des branches, qui, elles, avaient pour fonction de maintenir définitivement la proie capturée, elle pensa à l’agacement de Damon si jamais l’une d’elles avait perforé le cuir de son manteau. Il les maudirait, et Bonnie ferait comme si de rien n’était…
Elena était maintenant assez près pour voir que les choses n’étaient pas aussi simples. La branche, qui avait concrètement la taille d’un javelot, avait transpercé l’épaule de Damon, ce qui devait lui faire un mal de chien ; une goutte de sang avait même giclé au coin de sa bouche. Mais, le pire, c’est qu’en la voyant il avait tout de suite fermé les yeux, il l’avait repoussée. En tout cas, c’est comme ça qu’elle l’interprétait. Damon les excluait volontairement, soit parce qu’il était en colère, soit à cause de sa douleur à l’épaule. Elena n’avait pas oublié le mur d’acier auquel elle s’était heurtée la dernière fois qu’elle avait tenté de communiquer mentalement avec lui… Mais bon sang ! Il ne voyait donc pas qu’il leur fichait la trouille à fermer les yeux comme ça ?
— Ouvre les yeux, Damon, dit-elle en rougissant.
De façon intuitive, elle savait que c’était exactement ce qu’il attendait d’elle. Décidément, c’était le pire manipulateur de tous les temps.
— Je te dis d’ouvrir les yeux !
Elle commençait à en avoir sa claque de son petit jeu.
— Pas la peine de faire le mort, personne n’y croit ! Et, de côté-là, on a eu notre dose !
Elle s’apprêtait à le secouer violemment quand elle sentit quelqu’un la soulever par le bras, et Stefan entra dans son champ de vision.
Il souffrait, ça se voyait, mais pas autant que son frère. Alors elle tourna la tête vers Damon, prête à l’insulter, mais Stefan s’interposa durement :
— Elena, arrête ! Il ne peut pas ouvrir les yeux !
L’espace d’un instant, ces mots lui semblèrent totalement absurdes. Non seulement confus, mais aussi insensés. Ensuite, elle dut affronter ce que ses yeux s’évertuaient à lui montrer.
La branche n’avait pas « immobilisé » l’épaule de Damon. Elle lui avait transpercé la poitrine, légèrement à gauche.
À l’emplacement précis du cœur.
Des bribes de mots lui revinrent en mémoire. Des mots que quelqu’un avait prononcés un jour, sans qu’elle puisse se rappeler qui dans l’immédiat. « On ne se débarrasse pas d’un vampire aussi facilement. Seul un coup en plein cœur peut nous tuer… »
Damon ? Mourir ? Non, il y avait forcément erreur sur la personne…
— Ouvre les yeux, bon sang !
— Il ne peut pas, Elena !
Sans pouvoir l’expliquer, elle avait la conviction intime que Damon n’était pas mort. Pas étonnant que Stefan n’en ait pas conscience ; cette conviction, elle la tenait d’une vibration indistincte sur une fréquence privée entre elle et Damon.
— Dépêche-toi, donne-moi ta hache ! lança-t-elle à Stefan d’un ton désespéré.
Elle semblait tellement sûre d’elle qu’il la lui tendit sans broncher et, quand elle lui demanda de maintenir la branche en patte d’araignée de part et d’autre de Damon, il obéit sans poser de questions. Moyennant plusieurs coups acharnés, elle sectionna la branche, dont la circonférence était si grosse qu’elle n’aurait pas pu enrouler ses doigts autour. Stimulée par une puissante montée d’adrénaline, Elena sentit que Stefan était assez intimidé et respectueux pour ne pas interférer.
Quand elle eut terminé, la grosse branche morte tomba à ses pieds : désolidarisée du tronc, elle ressemblait maintenant à un pieu.
Lorsqu’elle se mit à tirer de toutes ses forces dessus pour l’enlever de la poitrine de Damon, Stefan s’interposa pour de bon, horrifié.
— Elena, arrête ! Tu sais que je ne te mentirais pas ! Ces branches sont destinées à ça. Aux intrus, aux vampires. Je t’en prie, mon amour… Regarde.
Il lui montra une autre des branches araignées ancrée dans le sable et les épines qui la recouvraient. On aurait dit de petites dents dressées vers le haut, comme des pointes de flèches préhistoriques.
— Ces branches sont faites pour tuer, insista Stefan. Et, si tu continues à tirer dessus, au final tout ce que tu obtiendras… ce seront des morceaux de son cœur.
Elena se figea. Elle n’était pas sûre de comprendre, pas sûre de le vouloir, et préférait ne même pas essayer, de peur de mettre des images sur les mots. Mais peu importait.
— Je vais trouver un moyen de détruire cette foutue branche, s’acharna-t-elle.
Elle regarda Stefan, sans toutefois réussir à distinguer le vert originel de ses yeux sous la luminosité verdâtre.
— Tu vas voir. Je vais invoquer le pouvoir des Ailes et dissoudre ce… ce truc de barbare.
Elle ne manquait pas de qualificatifs pour décrire le pieu, mais s’efforça de garder son sang-froid.
— Elena.
Stefan chuchota son nom comme s’il arrivait à peine à le prononcer. Malgré la pénombre, elle voyait très bien les larmes qui coulaient sur ses joues.
Il continua en silence.
Elena, regarde-le. Regarde ses yeux fermés. Cet Arbre est un tueur cruel, dont le bois ne ressemble à aucun autre. Je n’en avais jamais vu, mais j’en avais déjà entendu parler. Il… il est en train de se propager. De gangrener l’intérieur de son corps.
— L’intérieur ? répéta bêtement Elena.
Artères, veines, nerfs… tout ce qui est relié à son cœur. Damon est… bon sang, Elena, regarde ses yeux !
Stefan s’agenouilla près de Damon et lui souleva doucement les paupières.
Elena poussa un hurlement.
Au fond de ces pupilles insondables, qui avaient contenu une infinité de ciels étoilés, subsistait une lueur non pas étoilée mais verdâtre. La lueur des Enfers.
Stefan lança un regard à la fois angoissé et compatissant à Elena. Puis, d’un geste délicat, il referma les yeux de son frère – pour toujours, lut-elle dans ses pensées.
Peu à peu, tout devint étrange, comme dans un rêve. Plus rien n’eut de sens.
Stefan posa avec précaution la tête de Damon sur le sol ; il renonçait, le laissait partir. Malgré l’absurdité et la confusion du moment, Elena, elle, savait qu’elle ne pourrait jamais s’y résoudre.
C’est alors qu’un miracle se produisit. Elle entendit une voix dans sa tête qui n’était pas la sienne.
Tout ça est plutôt inattendu. Pour une fois, j’ai agi sans réfléchir. Et voilà comment je suis récompensé…
C’était une vibration très faible, sur la fréquence privée qui la liait à Damon.
Elle s’écarta de Stefan, qui essayait de la réconforter, et tomba à genoux, agrippant Damon à deux mains par les épaules.
Je le savais ! Tu n’es pas mort, c’est impossible !
S’apercevant qu’elle avait les joues trempées de larmes, elle les essuya d’un revers de manche.
Tu m’as fichu une de ces trouilles, Damon ! Ne me refais jamais un coup pareil !
Ça, je crois que je peux t’en donner ma parole, plaisanta-t-il d’un ton différent de celui qu’elle lui connaissait. Un ton à la fois sérieux et fantasque.
En échange, j’ai quelque chose à te demander, Elena.
Oui, bien sûr, tout de suite, bafouilla-t-elle. Attends, laisse-moi juste relever mes cheveux pour dégager mon cou. La dernière fois, ça a marché dans cette position, quand on portait Stefan sur sa paillasse pour le sortir de la cellule…
Non, ce n’est pas ce que je te demande, la coupa Damon. Pour une fois, mon ange, il ne s’agit pas de ton sang. Je veux que tu me promettes de faire tout ton possible pour être courageuse. Si ça peut t’aider, sache que de ce côté-là les femmes sont plus fortes que les hommes. Elles sont moins lâches quand il faut affronter… ce genre de situations.
Elena n’aimait pas du tout la tonalité de ce discours. Prise de vertige, elle sentit ses lèvres s’engourdir, puis le reste de son corps. Il n’y avait pas de quoi être courageux. Damon supportait très bien la douleur en temps normal. Elle allait invoquer le pouvoir des Ailes pour détruire ce bois qui l’empoisonnait. Ce serait peut-être douloureux, mais ça lui sauverait la vie.
Je t’interdis de parler comme ça, reprit-elle d’un ton brusque, oubliant toute la douceur qui s’imposait dans un moment pareil. Tout était si flou dans sa tête qu’elle n’arrivait même pas à se souvenir pourquoi la douceur s’imposait, pourtant il devait bien y avoir une raison. Quoi qu’il en soit, elle eut toutes les peines du monde à se concentrer, puisant dans ses dernières forces pour invoquer un pouvoir dont elle ignorait jusqu’au nom. Purification ? Est-ce que ça détruirait le bois ou effacerait simplement le sourire malicieux de Damon ? Elle ne risquait rien à essayer de toute façon, et sans tarder d’ailleurs, car la pâleur de Damon commençait vraiment à l’affoler.
Hélas, même la formule pour invoquer les Ailes de la Purification lui échappa.
Subitement, un énorme frisson, une sorte de convulsion, secoua Damon. Elena entendit une voix brisée dans son dos :
— Mon amour… tu dois le laisser partir. Le retenir ne fait qu’augmenter son agonie.
Cette voix, elle la connaissait. C’était celle de Stefan. Or Stefan ne lui mentirait pas. Elle devait l’écouter…
L’espace d’un instant, elle hésita, mais ensuite une rage folle la saisit, une fureur qui la fit hurler de tout son être.
— Je ne peux pas l’abandonner ! Nom d’un chien, Damon, bats-toi ! Laisse-moi t’aider ! Tu sais que mon sang est particulier. Il te redonnera des forces. Alors prends-le !
Elle palpa maladroitement ses poches à la recherche de son couteau. Son sang avait des vertus magiques. Peut-être que, si elle lui en donnait assez, Damon aurait la force de lutter contre les fibres qui continuaient de se répandre à l’intérieur de son corps.
Elle s’entailla la gorge sans hésiter. Inconsciemment peut-être, elle évita le pire, la lame ne laissant qu’une petite entaille dans sa carotide, mais c’était vraiment un coup de chance ; elle n’avait absolument pas réfléchi à son geste.
Elle écarta le bras qui tenait le couteau, et le sang jaillit brusquement. Un sang rouge vif, qui avait la couleur de l’espoir, même dans cette semi-obscurité.
— Tiens, Damon, bois ! Prends tout ce que tu veux, tout ce qu’il te faut pour guérir !
Elle chercha la meilleure position possible, entendant sans l’entendre derrière elle le cri étouffé de Stefan, qui était horrifié par son geste, et sentant sans en tenir compte sa main qui l’agrippait.
Mais Damon ne but rien. Pas même le sang grisant de sa princesse des ténèbres et… comment est-ce qu’il disait, déjà ? Un sang qui était comme du propergol comparé au sang lambda de la plupart des autres filles. Ce sang ne faisait que couler sur ses lèvres closes et se répandre sur ses joues blêmes, imprégnant sa chemise noire et formant une auréole sur le cuir de son manteau.
Non…
Damon, s’il te plaît, gémit Elena en silence. Je t’en supplie, bois. Fais-le pour moi, Elena. On va y arriver. On va s’en sortir, toi et moi.
Damon ne réagit pas. Le sang débordait de sa bouche qu’elle tenait ouverte et continuait de se répandre sur ses joues. Elle avait l’impression qu’il le faisait exprès, pour la torturer, comme s’il lui disait : « Ah tu voulais que je renonce au sang humain ? Eh bien, tu vois, c’est chose faite ! Pour l’éternité. »
Par pitié, non…
Elena était maintenant en proie au pire vertige de sa vie. Les événements extérieurs se déroulaient vaguement autour d’elle, comme une mer qui ballotterait doucement un nageur dans la houle. Son attention était entièrement fixée sur Damon.
Il y eut toutefois une chose dont elle prit conscience dans son étourdissement. Le courage dont elle serait capable : Damon s’était trompé à ce sujet. Un tsunami de larmes remonta du plus profond d’elle. Repoussant encore Stefan, elle céda à sa douleur et s’écroula sur le corps en sang de Damon, la joue contre la sienne.
Une joue diablement froide. Même en dépit du sang brûlant qui le recouvrait, le visage de Damon était glacé.
Elena ne sut jamais à quel instant précis sa crise de nerfs commença. Elle se mit à hurler et à pleurer, tout en frappant mollement Damon et en le maudissant. Jusqu’ici, elle ne l’avait jamais insulté à proprement parler, jamais en face. Si elle hurlait si fort, ce n’était pas juste de désespoir mais pour le réveiller, pour qu’il trouve un moyen de se battre.
Finalement, elle en vint aux promesses, même si, en son for intérieur, elle savait qu’elle ne faisait que se mentir à elle-même. Promis, elle trouverait une solution pour le guérir ; d’ailleurs elle sentait déjà le pouvoir des Ailes enfler en elle : elle serait en mesure de le sauver d’un instant à l’autre !
N’importe quoi, plutôt que de regarder la réalité en face.
— Damon, je t’en prie…
Sorte d’interlude entre deux cris, la voix rauque et voilée d’Elena résonna tout doucement :
— Damon, je ne te demande qu’une chose : serre ma main. Je sais que tu peux le faire. Serre juste une de mes mains.
Mais rien, aucune pression, ni sur l’une ni sur l’autre. Juste du sang qui devenait visqueux.
En revanche, un petit miracle se produisit à nouveau, qui lui permit d’entendre une dernière fois Damon, de façon à peine audible, par la pensée.
Elena ? Non… ne pleure pas, ma belle. Ce n’est pas aussi atroce que le dit Stefan. Je ne ressens pas grand-chose, excepté… tes larmes. Sèche-les, mon ange… s’il te plaît.
Ces quelques mots réussirent à apaiser un peu Elena. Il avait appelé son frère « Stefan », et non « frangin ». Mais elle avait plus important à penser dans l’immédiat. Il avait encore une sensibilité au niveau du visage ! C’était une information capitale, précieuse. Elle s’empressa de prendre les joues ensanglantées entre ses mains et lui déposa un baiser sur les lèvres.
Je viens de t’embrasser… Tu as senti ?
Infiniment, acquiesça Damon. Je vais… l’emporter pour toujours. Ce baiser fait partie de moi à présent… Tu comprends ?
Non, Elena n’avait pas envie de comprendre. Elle embrassa ses lèvres froides, presque gelées, encore et encore.
Elle voulait lui donner plus. Un souvenir agréable auquel se raccrocher.
Damon, tu te souviens de notre première rencontre ? C’était au lycée, après la fermeture, quand je prenais les mesures pour les décorations de la Maison Hantée. Tu as surgi de la pénombre comme un fantôme et, avant même de connaître ton nom, j’ai failli te laisser m’embrasser.
Elle fut surprise par la rapidité de sa réaction :
Je m’en souviens très bien… et je… j’ai été très surpris car tu étais la première fille que je n’arrivais pas à influencer. On s’est bien amusés tous les deux… pas vrai ? On a partagé des bons moments, non ? Un jour on est allés à une fête… et on a dansé ensemble. Ça aussi, je vais l’emporter avec moi.
En dépit de son vertige, Elena eut alors une pensée très nette : Ne joue plus avec lui. S’ils étaient allés à cette fête, c’était uniquement pour sauver Stefan.
C’est vrai, admit-elle. On s’est bien amusés. Tu es un bon danseur. Dire qu’on a dansé la valse !
Je regrette… d’avoir été si dur dernièrement, ajouta-t-il lentement, de façon confuse. Dis-le. À Bonnie. Dis-lui ça…
Je lui dirai. Maintenant je vais encore t’embrasser… Tu sens ?
Question purement rhétorique. Aussi, quand elle entendit sa réponse languissante, elle eut un choc :
Est-ce qu’un jour j’ai promis… de te dire toute la vérité ?
Oui, mentit Elena instantanément. Elle avait besoin d’entendre cette vérité de sa bouche.
Eh bien… sincèrement… j’en suis incapable. Je crois que… je ne sens plus mon corps. Je me sens bien, au chaud, je n’ai plus mal nulle part. Et… c’est drôle, j’ai presque l’impression de ne pas être seul. Et ne te moque pas !
Mais tu n’es PAS seul, Damon ! Bon sang, tu le sais, non ? Je ne te laisserai jamais seul.
La gorge nouée, Elena chercha un moyen de l’en persuader. Au moins pour quelques secondes encore…
Bon, je vais te confier un secret, souffla-t-elle. Je ne le dirai jamais à personne d’autre que toi. Tu te souviens du motel où on a passé la nuit au cours de notre virée ? Tout le monde, même toi, s’interrogeait sur ce qui s’était passé cette nuit-là…
Quel motel… ? Quelle virée ? Damon semblait de plus en plus lointain à présent. Ah oui… ça me revient. Le lendemain matin… trou noir.
C’est parce que Shinichi t’a volé tes souvenirs, confia Elena dans l’espoir que ce nom odieux ranimerait quelque chose en lui. Mais en vain. Tout comme le kitsune, Damon en avait maintenant fini avec la vie.
Je t’ai tenu dans mes bras, mon amour, exactement comme ça… enfin, presque. Toute la nuit. Tu ne voulais qu’une chose : ne pas te sentir seul.
Face au long silence qui s’installa, la panique commença à gagner Elena, s’emparant de ce qui lui restait de force et de lucidité, de tout ce qui n’était pas déjà engourdi en elle.
Alors elle entendit ces derniers mots, très lentement :
Merci, Elena… Merci de m’avoir confié ce précieux secret.
De rien. Maintenant je vais te dire quelque chose d’encore plus précieux, Damon. Personne n’est seul. Pas vraiment. Personne n’est jamais seul.
Tu es là… si rassurante… je n’ai plus à m’inquiéter…
Oui, car je serai toujours là. Personne n’est seul, je te le promets.
Elena, je commence à me sentir très bizarre. Je n’ai pas mal, mais… il faut que je te dise… même si tu le sais déjà… la raison pour laquelle je suis tombé amoureux de toi… tu ne l’oublieras pas, d’accord ? Ni moi ?
T’oublier ? Comment veux-tu que je t’oublie ?
Damon continua, et elle comprit subitement qu’il ne l’entendait plus, même par la pensée.
Tu t’en souviendras ? Promis ? Souviens-toi juste que… un jour… une fois dans toute ma vie, j’ai aimé vraiment. Promets-moi de ne pas oublier que… je t’ai aimée… pour donner un sens à ma vie…
Puis Damon se tut.
Alors le vertige qui saisit Elena devint insoutenable. Elle avait conscience de continuer à perdre beaucoup de sang, beaucoup trop vite. Conscience qu’elle n’avait plus les idées claires. Une nouvelle tempête de larmes l’agita. Au moins, maintenant, elle ne crierait plus. À quoi bon ? Et sur qui ? Damon était parti. Il s’était enfui… sans elle.
Elle voulut le rejoindre. Rien de tout ça n’était réel, il ne comprenait donc pas ? Quel que soit le nombre de dimensions existant dans l’Univers, elle n’imaginait pas un monde sans Damon. Elle ne saurait pas vivre sans lui.
Il n’avait pas le droit de lui faire ça.
Sans réfléchir ni hésiter, elle s’immergea au tréfonds de son esprit, brandissant ses pouvoirs de médium comme une épée pour trancher les filaments de bois qui l’entravaient. Et, enfin, elle se retrouva plongée dans la partie la plus intime de son être… où un petit garçon, symbole de son inconscient, avait un jour été enchaîné pour monter la garde devant un gros rocher dans lequel Damon enfermait ses sentiments.
Il devait être si effrayé, pensa-t-elle. À aucun prix, on ne pouvait pas le laisser s’en aller avec cette peur…
Voilà, il était là. Damon enfant. Comme toujours, elle reconnut dans cette bouille ronde le jeune homme aux pommettes saillantes que Damon deviendrait, et dans ses grands yeux noirs, le futur regard ténébreux et insondable.
Mais, bien qu’il n’ait pas souri, l’expression de l’enfant était ouverte et accueillante, comme l’ancien Damon n’aurait jamais pu l’être. Quant aux chaînes… elles avaient disparu. Tout comme le gros rocher.
— Je savais que vous viendriez, murmura le petit garçon.
Elena le prit dans ses bras.
« Du calme, se dit-elle pour contrôler son émotion. Respire, Elena. Il n’est pas réel. C’est un vestige de l’âme de Damon, de la partie la plus reculée de son esprit. Mais quand même : il est si jeune, encore plus que Margaret, et si tendre ! Quoi qu’il arrive, par pitié, fais en sorte qu’il ne découvre pas ce qui est en train de se passer. »
Cependant, les grands yeux noirs qui se levèrent vers elle n’étaient pas dupes.
— Je suis si heureux de vous voir, murmura l’enfant. Je pensais ne plus jamais avoir l’occasion de vous parler. Mais il m’a laissé des messages pour vous. Vous savez qui. Je crois qu’il n’arrivait plus à parler ni à penser. Alors il me les a confiés.
Elena n’eut aucun mal à comprendre. S’il y avait un seul endroit que le bois n’avait pas contaminé, c’était cette ultime zone de son cerveau, la partie la plus primitive. Damon pouvait encore communiquer avec elle, à travers cet enfant.
Avant même de pouvoir lui répondre, elle vit des larmes embuer les yeux de l’enfant puis son petit corps se convulser, et il se mordit la lèvre très fort, sans doute pour s’empêcher de crier, devina-t-elle.
— Tu as mal ?
Elle s’efforça de croire le contraire, voulut y croire coûte que coûte.
— Pas tant que ça.
C’était faux, elle le sentait. Cependant, l’enfant n’avait toujours pas versé une seule larme. Même enfant, Damon avait sa fierté.
— J’ai un message spécial pour toi, reprit-il. Il m’a demandé de te dire qu’il serait toujours près de toi. Tu ne seras jamais seule. Personne ne l’est vraiment.